• A nouveau un très bel hommage à sa fille disparue... Victor Hugo y dévoile sa peine et nous émeut au plus profond de notre être...

     

    Dolorosae 

    Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ; 
    Et depuis, moi le père et vous la femme forte, 
    Nous n'avons pas été, Dieu le sait, un seul jour 
    Sans parfumer son nom de prière et d'amour. 
    Nous avons pris la sombre et charmante habitude 
    De voir son ombre vivre en notre solitude, 
    De la sentir passer et de l'entendre errer, 
    Et nous sommes restés à genoux à pleurer. 
    Nous avons persisté dans cette douleur douce, 
    Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse 
    Emporté dans l'orage avec les deux oiseaux. 
    Mère, nous n'avons pas plié, quoique roseaux, 
    Ni perdu la bonté vis-à-vis l'un de l'autre, 
    Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre 
    A cette lâcheté qu'on appelle l'oubli. 
    Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli 
    Les cieux, les champs, les fleurs, l'étoile, l'aube pure, 
    Et toutes les splendeurs de la sombre nature, 
    Avec les trois enfants qui nous restent, trésor 
    De courage et d'amour que Dieu nous laisse encor, 
    Nous avons essuyé des fortunes diverses, 
    Ce qu'on nomme malheur, adversité, traverses, 
    Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils, 
    Donnant aux deuils du coeur, à l'absence, aux cercueils, 
    Aux souffrances dont saigne ou l'âme ou la famille, 
    Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille, 
    Aux vieux parents repris par un monde meilleur, 
    Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.
     

                            Marine-Terrace, août 1855.  


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  • Mes parents nous ont offert ce texte sur un magnifique parchemin ornementé et calligraphié. Je me souvenais du nom de Kipling maintes fois cité dans le film "Le cercle des poètes disparus" de Peter Weir mettant en scène un professeur interprété magistralement par Robin Williams face à des étudiants sous pression. Je ne connaissais donc que quelques vers de M. Kipling mais je dois avouer que ce poème est d'une pure beauté, surtout il n'a pas d'âge et se faufile à travers le temps sans accumuler le moindre grain de poussière. Il est et sera éternel.

     

     

     

    Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie

    et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir

    Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties

    Sans un geste et sans un soupir ;

    Si tu peux être amant sans être fou d'amour,

    Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre

    Et te sentant haï, sans haïr à ton tour,

    Pourtant lutter et te défendre ;

     

    Si tu peux supporter d'entendre tes paroles

    travesties par des gueux pour exciter les sots,

    Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles

    Sans mentir toi-même d'un seul mot ;

    Si tu peux rester digne en étant populaire,

    Si tu peux rester peuple en conseillant les rois

    Et si tu peux aimer tous les amis en frère

    Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;

     

    Si tu sais méditer, observer et connaître

    sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;

    Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,

    Penser sans n'être qu'un penseur ;

    Si tu peux être dur sans jamais être en rage,

    Si tu peux être brave et jamais imprudent,

    Si tu sais être bon, si tu sais être sage

    Sans être moral ni pédant ;

     

    Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

    Et recevoir ces deux menteurs d'un même front.

    Si tu peux conserver ton courage et ta tête

    Quand tous les autres les perdront.

    Alors les rois, les dieux, la chance et la victoire

    Seront à tout jamais tes esclaves soumis

    Et, ce qui est mieux que les rois et la gloire,

    Tu seras un homme, mon fils.


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  • Qui ne saurait mieux décrire son enfance, ses souvenirs, ses pensées qu'Hugo lui-même ? A travers ce poème écrit pour M. le Marquis, entrez discrètement dans la maisonnée familiale de Victor Hugo, mais chut, pas un bruit, on écoute, on apprend et on se tait....

     

    Ecrit en 1846

     

    «... Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre 
    respectable mère, et nous sommes même un peu 
    parents, je crois. J'ai applaudi à vos premières 
    odes, la Vendée, Louis XVII... Dès 1827, dans votre 
    ode dite A la colonne, vous désertiez les saines doc- 
    trines, vous abjuriez la légitimité; la faction libérale 
    battait des mains à votre apostasie. J'en gémissais... 
    Vous êtes aujourd'hui, monsieur, en démagogie 
    pure, en plein jacobinisme. Votre discours d'anar- 
    chiste sur les affaires de Gallicie est plus digne du 
    tréteau d'une Convention que de la tribune d'une 
    chambre des pairs. Vous en êtes la carmagnole... 
    Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc 
    votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre 
    adolescence monarchique, qu'avez-vous fait ? où 
    allez-vous ?...» 

    (Le marquis du C. d'E... -- Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846.) 

    Marquis, je m'en souviens, vous veniez chez ma mère. 
    Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ; 
    Vous m'apportiez toujours quelque bonbon exquis ; 
    Et nous étions cousins quand on était marquis. 
    Vous étiez vieux, j'étais enfant; contre vos jambes 
    Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes 
    En l'honneur de Coblentz et des rois, vous contiez 
    Quelque histoire de loups, de peuples châtiés, 
    D'ogres, de jacobins, authentique et formelle, 
    Que j'avalais avec vos bonbons, pêle-mêle, 
    Et que je dévorais de fort bon appétit 
    Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit.

    J'étais un doux enfant, le grain d'un honnête homme. 
    Quand, plein d'illusions, crédule, simple, en somme, 
    Droit et pur, mes deux yeux sur l'idéal ouverts, 
    Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers, 
    Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve, 
    Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve; 
    Mais vous disiez : Pas mal ! bien ! c'est quelqu'un qui naît ! 
    Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

    [...]

    Car vous étiez de ceux qui, d'abord, ne comprirent 
    Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ; 
    Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ; 
    Qui, dans l'amas plaintif des siècles rugissants 
    Et des hommes hagards, ne voyaient qu'une meute ; 
    Qui, légers, à la foule, à la faim, à l'énergie, 
    Donnaient à deviner l'énigme du salon; 
    Et qui, quand le ciel noir s'emplissait d'aquilon, 
    Quand, accroupie au seuil du mystère insondable 
    La Révolution se dressait formidable, 
    Sceptiques, sans voir l'ongle et l'oeil fauve qui luit, 
    Distinguant mal sa face étrange dans la nuit, 
    Presque prêts à railler l'obscurité difforme, 
    Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

    Vous nous disiez : -Quel deuil ! les gueux, les mécontents, 
    Ont fait rage ; on n'a pas su s'arrêter à temps. 
    Une transaction eût tout sauvé peut-être. 
    Ne peut-on être libre et le roi rester maître ? 
    Le peuple conservant le trône eût été grand.- 
    Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant : 
    - Les plus sages n'ont pu sauver ce bon vieux trône. 
    Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone, 
    Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! - 
    Vous pleuriez. -- Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir, 
    Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes 
    La loi qui nous froissa, l'abus dont nous rougîmes, 
    Vieux codes, vieilles moeurs, droit divin, nation, 
    Chausser de royauté la Révolution ? 
    La patte du lion creva cette pantoufle !

     

    Puis vous m'avez perdu de vue ; un vent qui souffle 
    Disperse nos destins, nos jours, notre raison, 
    Nos coeurs, aux quatre coins du livide horizon ; 
    Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière. 
    La seconde âme en nous se greffe à la première ; 
    Toujours la même tige avec une autre fleur. 
    J'ai connu le combat, le labeur, la douleur, 
    Les faux amis, ces noeuds qui deviennent couleuvres ; 
    J'ai porté deuils sur deuils ; j'ai mis oeuvres sur oeuvres ; 
    Vous ayant oublié, je ne le cache pas, 
    Marquis ; soudain j'entends dans ma maison un pas, 
    C'est le vôtre, et j'entends une voix, c'est la vôtre, 
    Qui m'appelle apostat, moi qui me crus apôtre ! 
    Oui, c'est bien vous ; ayant peur jusqu'à la fureur, 
    Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur, 
    Haranguant à mi-corps dans l'hydre qui l'avale. 
    L'âge ayant entre nous conservé l'intervalle 
    Qui fait que l'homme reste enfant pour le vieillard, 
    Ne me voyant d'ailleurs qu'à travers un brouillard, 
    Vous criez, l'oeil hagard et vous fâchant tout rouge : 
    - Ah çà ! qu'est-ce que c'est que ce brigand ? Il bouge ! - 
    Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux, 
    Et vous me rappelez ma mère, furieux. 
    -- Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie ! -- 
    Et, vous exclamant : - Honte ! anarchie ! infamie !  
    Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! - 
    Me demandant comment, me demandant pourquoi, 
    Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,

    Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre, 
    Vous me dites d'un ton qui n'a plus rien d'urbain : 
    - Ce gueux est libéral ! ce monstre est jacobin ! 
    Sa voix à des chansons de carrefour s'éraille. 
    Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ? 
    Où vas-tu ? d'où viens-tu ? qui te rends si hardi ? 
    Depuis qu'on ne t'a vu, qu'as-tu fait ? -

                                                                       J'ai grandi.

    Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d'hommes 
    Qui ne voyaient qu'enfers, Gomorrhes et Sodomes, 
    Hors des anciennes moeurs et des antiques fois ; 
    Quoi ! parce que ma mère, en Vendée autrefois, 
    Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres ; 
    Parce qu'enfant sorti de l'ombre des ancêtres, 
    Je n'ai su tout d'abord que ce qu'ils m'ont appris, 
    Qu'oiseau dans le passé comme en un filet pris, 
    Avant de m'échapper à travers le bocage, 
    J'ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ; 
    Parce que j'ai pleuré, -- J'en pleure encor, qui sait ? -- 
    Sur ce pauvre petit nommé Louis dix-sept ; 
    Parce qu'adolescent, âme à faux jour guidée, 
    J'ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ; 
    Parce que j'ai loué l'héroïsme breton, 
    Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton, 
    Que les grands paysans m'ont caché les grands hommes, 
    Et que j'ai fort mal lu, d'abord, l'ère où nous sommes, 
    Parce que j'ai vagi des chants de royauté, 
    Suis-je à toujours rivé dans l'imbécillité ? 
    Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; -- à l'idée : 
    Non ! -- à la vérité : Va-t'en, dévergondée ! -
    L'arbre doit-il pour moi n'être qu'un goupillon ? 
    Au sein de la nature, immense tourbillon, 
    Dois-je vivre, portant l'ignorance en écharpe, 
    Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe ? 
    Dois-je exister sans être et regarder sans voir ? 
    Et faut-il qu'à jamais pour moi, quand vient le soir, 
    Au lieu de s'étoiler le ciel se fleurdelyse ?

    Car le roi masque Dieu même dans son église, 
    L'azur.

               Écoutez-moi. J'ai vécu ; j'ai songé. 
    La vie en larmes m'a doucement corrigé. 
    Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes 
    Ma pensée et ma tête en vos rêves confites. 
    Hélas ! j'étais la roue et vous étiez l'essieu. 
    Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu, 
    Sur toutes les clartés que la raison nous donne, 
    Par vous, par vos pareils, -- et je vous le pardonne, 
    Marquis, -- j'avais été tout de travers placé. 
    J'étais en porte-à-faux, je me suis redressé. 
    La pensée est le droit sévère de la vie. 
    Dieu prend par la main l'homme enfant, et le convie 
    A la classe qu'au fond des champs, au sein des bois, 
    Il fait dans l'ombre à tous les êtres à la fois. 
    J'ai pensé. J'ai rêvé près des flots, dans les herbes, 
    Et les premiers courroux de mes odes imberbes 
    Sont d'eux-même en marchant tombés derrière moi. 
    La nature devient ma joie et mon effroi ; 
    Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre, 
    Marquis, je m'échappais et j'apprenais à lire 
    Dans cet hiéroglyphe énorme : l'univers. 
    Oui, j'allais feuilleter les champs tout grands ouverts ; 
    Tout enfant, j'essayais d'épeler cette bible 
    Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible : 
    Livre écrit dans l'azur, sur l'onde et le chemin, 
    Avec la fleur, le vent, l'étoile ; et qu'en sa main 
    Tient la création au regard de statue ; 
    Prodigieux poëme où la foudre accentue 
    La nuit, où l'océan souligne l'infini. 
    Aux champs, entre les bras du grand chêne béni, 
    J'étais plus fort, j'étais plus doux, j'étais plus libre ; 
    Je me mettais avec le monde en équilibre ; 
    Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui, 
    Si c'est Non que dit l'ombre à l'astre qui dit Oui ; 
    Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres 
    Qu'écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ; 
    J'ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ; 
    Et j'ai dit: -- Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. -- 


    La nature est un drame avec des personnages : 
    J'y vivais ; j'écoutais, comme des témoignages, 
    L'oiseau, le lys, l'eau vive et la nuit qui tombait. 
    Puis je me suis penché sur l'homme, autre alphabet.

    Le mal m'est apparu, puissant, joyeux, robuste, 
    Triomphant ; je n'avais qu'une soif : être juste ; 
    Comme on arrête un gueux volant sur le chemin, 
    Justicier indigne, j'ai pris le coeur humain 
    Au collet, et j'ai dit : Pourquoi le fiel, l'envie, 
    La haine ? Et j'ai vidé les poches de la vie. 
    Je n'ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui. 
    J'ai vu le loup mangeant l'agneau, dire : Il m'a nui ! 
    Le vrai boitant ; l'erreur haute de cent coudées ; 
    Tous les cailloux jetés à toutes les idées. 
    Hélas ! j'ai vu la nuit reine, et, de fers chargés, 
    Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; les préjugés 
    Sont pareils aux buissons que dans la solitude 
    On brise pour passer : toute la multitude 
    Se redresse et vous mord pendant qu'on en courbe un. 
    Ah ! malheur à l'apôtre et malheur au tribun ! 
    On avait eu bien soin de me cacher l'histoire ; 
    J'ai lu ; j'ai comparé l'aube avec la nuit noire 
    Et les quatre-vingt-treize aux Saint-Barthélémy ; 
    Car ce quatre-vingt-treize où vous avez frémi, 
    Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore, 
    C'est la lueur de sang qui se mêle à l'aurore. 
    Les Révolutions, qui viennent tout venger, 
    Font un bien éternel dans leur mal passager. 
    Les Révolutions ne sont que la formule 
    De l'horreur qui, pendant vingt règnes s'accumule. 
    Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ; 
    Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l'homme en pleurs, 
    Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age, 
    Du midi dans le nord formidable engrenage ; 
    Quand l'histoire n'est plus qu'un tas noir de tombeaux, 
    De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ; 
    Quand le pied des méchants règne et courbe la tête 
    Du pauvre partageant dans l'auge avec la bête ; 
    Lorsqu'on voit aux deux bouts de l'affreuse Babel 
    Louis onze et Tristan, Louis quinze et Lebel ; 
    Quand le harem est prince et l'échafaud ministre ; 
    Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre 
    Trouve qu'assez longtemps l'herbe humaine a fléchi, 
    Et qu'assez d'ossements aux gibets ont blanchi ; 
    Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte, 
    Depuis dix-huit cents ans, dans l'ombre qui l'écoute ; 
    Quand l'ignorance a même aveuglé l'avenir ; 
    Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir, 
    L'espérance n'est plus que le tronçon de l'homme ; 
    Quand partout le supplice à la fois se consomme, 
    Quand la guerre est partout, quand la haine est partout, 
    Alors, subitement, un jour, debout, debout ! 
    Les réclamations de l'ombre misérable, 
    La géante douleur, spectre incommensurable, 
    Sortent du gouffre ; un cri s'étend sur les hauteurs ; 
    Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ; 
    Tout le bagne effrayant des parias se lève ; 
    Et l'on entend sonner les fouets, les fers, le glaive, 
    Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement, 
    Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement ! 
    Dieu dit au peuple : Va ! l'ardent tocsin qui râle, 
    Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale 
    L'église et son clocher, le Louvre et son beffroi ; 
    Luther brise le pape et Mirabeau le roi ! 
    Tout est dit. C'est ainsi que les vieux mondes croulent. 
    Oh ! l'heure vient toujours ! des flots sourds au loin roulent. 
    A travers les rumeurs, les cadavres, les deuils, 
    L'écume, et les sommets qui deviennent écueils, 
    Les siècles devant eux poussent, désespérés, 
    Les révolutions, monstrueuses marées, 
    Océans faits des pleurs de tout le genre humain.

    Ce sont les rois qui font les gouffres ; mais la main 
    Qui sema ne veut pas accepter la récolte, 
    Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.

    Voilà ce que m'apprit l'histoire. Oui, c'est cruel, 
    Ma raison a tué mon royalisme en duel. 
    Me voici jacobin. Que veut-on que j'y fasse ? 
    Le revers du louis dont vous aimez la face, 
    M'a fait peur. En allant librement devant moi, 
    En marchant, je le sais, j'afflige votre foi, 
    Votre religion, votre cause éternelle, 
    Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle, 
    Et dans vos bons vieux os, faits d'immobilité, 
    Le rhumatisme antique appelé royauté. 
    Je n'y puis rien. Malgré menins et majordomes, 
    Je ne crois plus aux rois, propriétaires d'hommes ; 
    N'y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis. 
    Marc-Aurèle écrivait : - «Je me trompais jadis ; 
    Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage, 
    Mes erreurs d'autrefois me barrer le passage.» -
    Je ne suis qu'un atome et je fais comme lui ; 
    Marquis, depuis vingt ans, je n'ai, comme aujourd'hui, 
    Qu'une idée en l'esprit : servir la cause humaine. 
    La vie est une cour d'assises ; on amène 
    Les faibles à la barre accouplés aux pervers. 
    J'ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers 
    Plaidé pour les petits et pour les misérables ; 
    Suppliant les heureux et les inexorables, 
    J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion, 
    Tous les damnés humains, Triboulet, Marion, 
    Le laquais, le forçat et la prostituée ; 
    Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée, 
    Comme font les enfants, anges aux cheveux d'or, 
    Sur la mouche qui meurt, pour qu'elle vole encor. 
    Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle, 
    Tendre, et j'ai demandé la grâce universelle ; 
    Et, comme j'irritais beaucoup de gens ainsi, 
    Tandis qu'en bas peut-être on me disait : merci, 
    J'ai recueilli souvent, passant dans les nuées, 
    L'applaudissement fauve et sombre des huées ; 
    J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant; 
    J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant ; 
    J'allais criant : Science ! écriture ! parole ! 
    Je voulais résorber le bagne par l'école ; 
    Les coupables pour moi n'étaient que des témoins. 
    Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins 
    Que le front de Paris la tiare de Rome. 
    J'ai vu l'esprit humain libre, et le coeur de l'homme 
    Esclave ; et j'ai voulu l'affranchir à son tour, 
    Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour. 
    Enfin, j'ai fait la guerre à la Grève homicide, 
    J'ai combattu la mort, comme l'antique Alcide ; 
    Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis, 
    Perdu, lutté, souffert. -- Encore un mot, marquis, 
    Puisque nous sommes là causant entre deux portes. 
    On peut être appelé renégat de deux sortes : 
    En se faisant païen, en se faisant chrétien. 
    L'erreur est d'un aimable et galant entretien. 
    Qu'on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche. 

    [...]

    Rien, au fond de mon coeur, puisqu'il faut le redire, 
    Non, rien n'a varié ; je suis toujours celui 
    Qui va droit au devoir, dès que l'honnête a lui, 
    Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste, 
    Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste. 
    Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là. 
    Seulement, un matin, mon esprit s'envola, 
    Je vis l'espace large et pur qui nous réclame ; 
    L'horizon a changé, marquis, mais non pas l'âme. 
    Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi. 
    L'histoire m'apparut, et je compris la loi 
    Des générations, cherchant Dieu, portant l'arche, 
    Et montant l'escalier immense marche à marche. 
    Je restai le même oeil, voyant un autre ciel. 
    Est-ce ma faute, à moi, si l'azur éternel 
    Est plus grand et plus bleu qu'un plafond de Versailles ? 
    Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles 
    Dans mon coeur frémissant, à ce cri : Liberté ! 
    L'oeil de cet homme a plus d'aurore et de clarté, 
    Tant pis ! prenez-vous-en à l'aube solennelle. 
    C'est la faute au soleil et non à la prunelle. 
    Vous dites : Où vas-tu ? Je l'ignore ; et j'y vais. 
    Quand le chemin est droit, jamais il n'est mauvais. 
    J'ai devant moi le jour et j'ai la nuit derrière ; 
    Et cela me suffit ; je brise la barrière. 
    Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins. 
    Mon avenir à moi n'est pas un de mes soins. 
    Les hommes du passé, les combattants de l'ombre, 
    M'assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre, 
    A ce choc inégal et parfois hasardeux. 
    Mais Longwood et Goritz m'en sont témoins tous deux, 
    Jamais je n'outrageai la proscription sainte.
     

    Le malheur, c'est la nuit ; dans cette auguste enceinte, 
    Les hommes et les cieux paraissent étoilés. 
    Les derniers rois l'ont su quand ils s'en sont allés. 
    Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe, 
    Mes larmes à l'exil, mes genoux à la tombe ; 
    J'ai toujours consolé qui s'est évanoui ; 
    Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui. 
    Ma mère aussi le sait! et de plus, avec joie, 
    Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m'envoie ; 
    Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai. 
    Oui, l'homme sur la terre est un ange à l'essai ; 
    Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère 
    Sait qu'à présent je vis hors de toute chimère; 
    Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts, 
    Que j'attends les périls, l'épreuve, les revers, 
    Que je suis toujours prêt, et que je hâte l'heure 
    De ce grand lendemain : l'humanité meilleure ! 
    Qu'heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur, 
    Rien de ce but profond ne distraira mon coeur, 
    Ma volonté, mes pas, mes cris, mes voeux, ma flamme ! 
    O saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme !
     

    Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l'affront, 
    La conscience en moi ne baissera le front ; 
    Elle marche, sereine, indestructible et fière ; 
    Car j'aperçois toujours, conseil lointain, lumière, 
    A travers mon destin, quel que soit le moment, 
    Quel que soit le désastre ou l'éblouissement, 
    Dans le bruit, dans le vent orageux qui m'emporte, 
    Dans l'aube, dans la nuit, l'oeil de ma mère morte !

                                       Paris, juin1846.


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  • Mon mari, au cours d'une de ses lectures, m'a lu ce poème. Je l'ai trouvé sublime alors je vous le partage. Après tout c'est la saison des jonquilles, non ? Autant leur rendre hommage....

     

     

     

    J'allais solitaire ainsi qu'un nuage

    Qui plane au-dessus des vaux et des monts

    Quand soudain je vis en foule - ô mirage ! -

    Des jonquilles d'or, une légion !

    A côté du lac, sous les branches grises,

    Flottant et dansant gaiement à la brise.

     

    Serrées comme sont au ciel les étoiles

    Qu'on voit scintiller sur la Voie Lactée,

    Elles s'étendaient sans un intervalle

    Le long du rivage au creux d'une baie :

    J'en vis d'un coup d'oeil des milliers, je pense,

    Agitant la tête en leur folle danse.

     

    Les vagues dansaient, pleines d'étincelles,

    Mais elles dansaient plus allégrement ;

    Pouvais-je rester, poète, auprès d'elles

    Sans être gagné par leur enjouement ?

    L'oeil fixe - ébloui - , je ne songeais guère

    Au riche présent qui m'était offert :

     

    Car si je repose, absent ou songeur,

    Souvent leur vision, ô béatitude !

    Vient illuminer l'oeil intérieur

    Qui fait le bonheur de la solitude ;

    Et mon coeur alors, débordant, pétille

    De plaisir et danse avec les jonquilles.


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  • Voici un bien bel hommage pour l'homme qui a donné sa vie en tentant de sauver la fille d'Hugo de la noyade.... Bonne lecture.

     

    XVII : Charles Vacquerie 

     

    Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil !

    Se sera de ses mains ouvert l'affreux cercueil

                Où séjourne l'ombre abhorrée,

    Hélas ! et qu'il aura lui-même dans la mort

    De ses jours généreux, encor pleins jusqu'au bord,

                Renversé la coupe dorée,

     

    Et que sa mère, pâle et perdant la raison,

    Aura vu rapporter au seuil de sa maison,

                Sous un suaire aux plis funèbres,

    Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît,

    Maintenant blême et froid, tel que la mort venait

                De le faire pour les ténèbres ;

     

    Il ne sera pas dit qu'il sera mort ainsi,

    Qu'il aura, coeur profond et par l'amour saisi,

                Donné sa vie à ma colombe,

    Et qu'il l'aura suivie au lieu morne et voilé,

    Sans que la voix du père à genoux ait parlé

                A cette âme dans cette tombe !

     

    En présence de tant d'amour et de vertu,

    Il ne sera pas dit que je me serai tu,

                Moi qu'attendent les maux sans nombre !

    Que je n'aurai point mis sur sa bière un flambeau,

    Et que je n'aurai pas devant son noir tombeau

                Fait asseoir une strophe sombre !

     

    N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir.

    Sois béni, toi qui, jeune, à l'âge où vient s'offrir

                L'espérance joyeuse encore,

    Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,

    Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans

                Et le sourire de l'aurore,

     

    A tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,

    Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs

                Par qui toute peine est bannie,

    A l'avenir, trésor des jours à peine éclos,

    A la vie, au soleil, préféras sous les flots

                L'étreinte de cette agonie !

     

    Oh! quelle sombre joie à cet être charmant

    De se voir embrassée au suprême moment,

                Par ton doux désespoir fidèle !

    La pauvre âme a souri dans l'angoisse, en sentant

    A travers l'eau sinistre et l'effroyable instant

                Que tu t'en venais avec elle !

     

    Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.

    - Que fais-tu ? disait-elle. - Et lui, disait : - Tu meurs ;

                Il faut bien aussi que je meure ! -

    Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,

    Ils se sont en allés dans l'ombre ; et, maintenant,

                On entend le fleuve qui pleure.

     

    Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux

    Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,

                Qu'à jamais l'aube en ta nuit brille !

    Aie à jamais sur toi l'ombre de Dieu penché !

    Sois béni sous la pierre où te voilà couché !

                Dors, mon fils, auprès de ma fille !

     

    Sois béni ! que la brise et que l'oiseau des bois,

    Passants mystérieux, de leur plus douce voix

                Te parlent dans ta maison sombre !

    Que la source te pleure avec sa goutte d'eau !

    Que le frais liseron se glisse en ton tombeau

                Comme une caresse de l'ombre !

     

    Oh ! s'immoler, sortir avec l'ange qui sort,

    Suivre ce qu'on aima dans l'horreur de la mort,

                Dans le sépulcre ou sur les claies,

    Donner ses jours, son sang et ses illusions !... -

    Jésus baise en pleurant ces saintes actions

                Avec les lèvres de ses plaies.

     

    Rien n'égale ici-bas, rien n'atteint sous les cieux

    Ces héros, doucement saignants et radieux,

                Amour, qui n'ont que toi pour règle ;

    Le génie à l'oeil fixe, au vaste élan vainqueur,

    Lui-même est dépassé par ces essors du coeur ;

                L'ange vole plus haut que l'aigle.

     

    Dors ! - O mes douloureux et sombres bien-aimés !

    Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez !

                Dormez au bruit du flot qui gronde,

    Tandis que l'homme souffre, et que le vent lointain

    Chasse les noirs vivants à travers le destin,

                Et les marins à travers l'onde !

     

    Ou plutôt, car la mort n'est pas un lourd sommeil,

    Envolez-vous tous deux dans l'abîme vermeil,

                Dans les profonds gouffres de joie,

    Où le juste qui meurt semble un soleil levant,

    Où la morte au front pâle est comme un lys vivant,

                Où l'ange frissonnant flamboie !

     

    Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-vous tous deux

    Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux !

                Franchissez l'éther d'un coup d'aile !

    Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté,

    Vers cette radieuse et bleue éternité,

                Dont l'âme humaine est l'hirondelle !

     

    O chers êtres absents, on ne vous verra plus

    Marcher au vert penchant des coteaux chevelus,

                Disant tout bas de douces choses !

    Dans le mois des chansons, des nids et des lilas,

    Vous n'irez plus semant des sourires, hélas !

                Vous n'irez plus cueillant des roses !

     

    On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux,

    Errer, et, comme si vous évitiez les yeux

                De l'horizon vaste et superbe,

    Chercher l'obscur asile et le taillis profond

    Où passent des rayons qui tremblent et qui font

                Des taches de soleil sur l'herbe !

     

    Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,

    Ne vous entendront plus vous écrier : - Allons,

                Le vent est bon, la Seine est belle ! -

    Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui !

    Les hardis goélands ne diront plus : - C'est lui !

                Les fleurs ne diront plus : - C'est elle !

     

    Dieu, qui ferme la vie et rouvre l'idéal,

    Fait flotter à jamais votre lit nuptial

                Sous le grand dôme aux clairs pilastres ;

    En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs,

    Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs,

                Vous donne les cieux remplis d'astres !

     

    Allez des esprits purs accroître la tribu.

    De cette coupe amère où vous n'avez pas bu,

                Hélas ! nous viderons le reste.

    Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés,

    Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez

                Dans l'éblouissement céleste !

     

    Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis.

    Oh ! les anges pensifs, bénissant et bénis,

                Savent seuls, sous les sacrés voiles,

    Ce qu'il entre d'extase, et d'ombre, et de ciel bleu,

    Dans l'éternel baiser de deux âmes que Dieu

                Tout à coup change en deux étoiles !

                                       Jersey, 4 septembre 1852.


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