• La tempête

    Le livre de poche de la collection Folio théâtre que j'ai acheté est plus que complet. Il débute par une longue préface d'Yves Bonnefoy qui analyse certaines parties de l'histoire à l'aide d'autres de Shakespeare. Le roman, quant à lui est bilingue ici : l'oeuvre originale à gauche, l'oeuvre traduite en français par Bonnefoy à droite. Ceci est très intéressant d'ailleurs car on se demande d'abord pourquoi les vers en français ont cette coupe un peu aléatoire, mais on se rend compte qu'elle est identique en anglais et que ce n'est pas à cause des rimes car il n'y en a pas. Un dossier complet finit le livre, Bonnefoy y relate la bibliographie de Shakespeare, les sources et références ainsi que de nombreuses notes sur les représentations de la pièce à l'époque de Shakespeare mais aussi sur les choix des traductions qu'il a faits.

     

    Résumé : L'ancien duc de Milan Prospéro et sa petite fille ont été exilés sur une île déserte. Prospéro a été trahi par son propre frère qui lui a volé son poste. Il survit pendant de nombreuses années sur cette île avec sa fille Miranda et un esprit Ariel doté de pouvoirs magiques. Prospéro va alors utiliser plusieurs sortilèges pour faire échouer le bateau transportant ses ennemis et les ramener sur l'île afin d'assouvir sa vengeance.

     

    Cette histoire est plus qu'originale pour Shakespeare pour plusieurs raisons.

    Si le terrible naufrage n'est pas une nouveauté puisqu'il a déjà été exploité dans "le soir des rois", il est ici bien plus malveillant, plus sombre car les rescapés se retrouvent sur une île déserte où ils doivent survivre, dispersés, pensant que les autres sont tous morts. C'est d'ailleurs un judicieux parallèle avec ce qui s'était passé des années auparavant pour Prospéro et sa fille Miranda.

    Le rôle de la seule femme est ici mineure alors que bien souvent Shakespeare met les femmes de ses romans en avant.

    La magie est employée dans toute sa splendeur, les sortilèges sont le sang de cette histoire. C'était le seul moyen pour Prospéro, perdu sur une île déserte, d'assouvir sa vengeance, de faire payer aux responsables son exil forcé avec sa fille. Par quel autre moyen aurait-il pu accéder aux vies humaines sur le bateau lointain pour leur tendre son piège machiavélique ?

    Il est difficile au début de retrouver toute la beauté et la malice de Shakespeare. Mais plus on avance dans la lecture, plus les monologues deviennent subtils et beaux, certaines répliques sont vraiment drôles et dans mes choix pour les extraits ci-dessous j'ai essayé de vous mettre un joli panachage de ce qui m'a plu. J'ai trouvé que par rapport aux autres oeuvres lues, l'histoire mettait plus de temps à se mettre en place et à passionner le lecteur mais le milieu et la fin sont vraiment intéressants, donc soyez patients et laissez-vous sublimer par les pouvoirs de Prospéro. Bon spectacle !

     

    Extraits :

    Acte I Scène 2 :

    Prospéro à Miranda : Mon art, repose ici. Et toi, essuie tes yeux, console-toi, car l'horrible spectacle de ce naufrage qui éveilla ta compassion, si vertueuse, mon art, ma clairvoyance l'ont réglé si précautionneusement que pas une âme n'en a pâti ; et que sur ce vaisseau où l'on criait si fort et que tu vis sombrer personne n'a perdu pas même un cheveu. Ton oncle, quand un jour il fut passé maître dans l'art de satisfaire ou de rejeter les requêtes, favorisant un tel, empêchant tel autre de se pousser trop haut, eh bien, il fit siens mes hommes, il les changea, il en fit d'autres êtres, il eut la clef du clerc comme du bureau, il fit de tous les coeurs, partout dans l'Etat, les cordes de sa musique, bref, il devint le lierre qui couvrit mon tronc princier, et en tarit la sève... [...] Fais bien attention, je te prie ! Comme je négligeais les choses du monde, tout à cette retraite dont j'attendais le perfectionnement de mon esprit par cette science qui, d'être trop secrète, passe certes l'entendement des gens du commun, j'éveillai dans mon frère, ce déloyal, sa mauvaise nature ; ma confiance même, comme celle d'un trop bon père, fit naître en lui en sens inverse, une traîtrise égale à cette fois qui n'avait pas de bornes, hélas, non, pas de bornes ! Et lui, le maître ainsi de tout, prérogatives, revenus, et qui mentait si bien qu'à force de mentir il corrompit sa mémoire elle-même qui l'assura qu'était vrai son mensonge, lui, donc, ne douta plus qu'il était le duc donc il avait les dehors, le pouvoir, et, ambitieusement, de plus en plus... [...]

    Miranda : Mais comment se fait-il qu'on ne nous ait pas tués, cette nuit-là ?

    Prospéro : Bonne question, ma fille. Mon récit y incite, c'est sûr. Ils n'osèrent pas, mon aimée, mon peuple m'aimait trop. Ils se gardèrent de teindre leur méfait de sang, ils voulurent peindre un horrible projet de belles couleurs, bref, ils nous ont jetés dans une barque et conduit à des lieues au large, où attendait par leurs soins un rafiot, coque pourrie, sans voilure, sans mâts, et que les rats même avaient abandonnée, d'instinct. Là ils nous laissèrent à pleurer dans la mer qui, en retour, nous hurlait ses clameurs ; à gémir dans les vents dont la pitié, c'était de gémir de même mais sans trop nous secouer, comme avec amour.

    Miranda : Las, quelle gêne je dus être pour vous ! 

    Prospéro : Tu fus un ange, c'est toi qui me sauvas. Tu souriais, forte d'une assurance venue des cieux, alors que moi j'agrémentais la mer d'un supplément de sel avec les larmes que mon fardeau m'arrachait. C'est toi qui me mis coeur au ventre, qui me donnas l'énergie d'affronter ce qui allait suivre.

     

    Acte II Scène 1

    Alonso : Tais-toi, de grâce ! Tes discours ne me sont de rien.

    Gonzalo : J'en crois aisément Votre Grandeur. Et je ne parlais de la sorte que pour donner occasion de plaisanter à ces gentilshommes, qui ont la rate si sensible et primesautière que c'est leur habitude de rire à propos de rien.

    Antonio : De rien, en effet, puisque c'est de vous que nous rions.

    Gonzalo : De moi qui ne suis rien auprès de vous pour le persiflage, en effet. Si bien que vous pouvez continuer de rire à propos de rien.

    Antonio : Voilà qui est porter un bon coup ! [...]

    Ariel qui chante à l'oreille de Gonzalo : Pendant que tu dors ici d'autres veillent, qui ont ourdi un complot contre ta vie. Si tu tiens à ton existence réveille-toi, prends conscience. Debout, debout !

     

    Acte II Scène 2

    Stéphano : Si tu es bien Trinculo, sors de là-dessous. Je vais te tirer par tes jambes les plus courtes... Si jambes de Trinculo il y a, il faut que ce soit celles-là. (Il le tire de sous le manteau) Trinculo ! Du pur Trinculo, ma parole ! Comment t'y es-tu pris pour te faire l'étron de ce rejeton de la lune ? Est-ce qu'il chierait des Trinculos ?

     

    Acte III Scène 1

    Ferdinand : Il est des exercices bien éprouvants mais dont pourtant la durée rehausse un plaisir qu'on y trouve ; des abaissements que l'on endure sans déchoir ; et d'extrêmes misères qui peuvent enrichir. Cette basse besogne me serait aussi accablante qu'odieuse si la maîtresse que je sers ne donnait vie à la mort même, et ne transformait mon épreuve en véritables délices.

    [...]

    Ferdinand : Miranda admirable ! La cime de mon pouvoir d'admirer ! Miranda l'égale de tout ce qui au monde a le plus de prix ! J'ai regardé bien des dames avec faveur, et bien des fois mon oreille trop prompte s'est asservie à la musique de leur voix. Pour diverses vertus j'ai aimé plusieurs femmes, jamais pourtant d'un coeur assez comblé pour ne pas voir que tel défaut, tel autre, en combattraient, en désarmaient la grâce. Mais vous, mais vous ! Parfaite, incomparable, vous êtes faite du meilleur de tous les êtres.

    Miranda : Je n'en connais aucun autre. D'aucun visage de femme je n'ai mémoire si ce n'est du mien, en miroir. Et je n'ai vu non plus aucun être que je puisse nommer un homme sauf vous, mon doux ami, et mon cher père. A quoi ressemble-t-on ailleurs qu'ici, je n'en sais rien ; mais ma virginité en soit témoin, qui est mon seul joyau, je ne voudrais d'autre compagnon, dans ce monde, que vous ; et je n'imagine aucune figure que je puisse aimer, sauf la vôtre... Mais j'ai parlé trop impulsivement, et j'en ai oublié les prescriptions de mon père.

    Ferdinand : De mon état je suis prince, Miranda, et je crois même, bien à regret, que je suis roi maintenant ; et pas davantage fait pour souffrir cette corvée de bois que garder sur ma bouche la mouche à viande. Mais écoute ce que mon âme te déclare. Dès le premier instant où je t'ai vue mon coeur fut à tes pieds. C'est pour te servir qu'il m'y retient, ton esclave. Et c'est pour toi que je suis ce patient déplaceur de bûches.

    Miranda : M'aimez-vous donc ?

    Ferdinand : O ciel, ô terre, soyez témoins de ma parole et donnez-lui fortune aussi favorable que sa pensée est sincère ! Mentirais-je, que meurent mes plus hautes espérances ! Oui, je vous aime, je vous estime, je vous honore par-dessus tout ce qui existe au monde.

    Miranda : Quelle folle je suis ! Pleurer à ce qui me fait tant plaisir !

    Prospéro à part : Belle, heureuse rencontre de coeurs de la qualité la plus rare ! Puisse le Ciel verser toutes ses grâces sur ce qui prend naissance entre ces deux êtres !

     

    Acte IV Scène 1

    Prospéro : Si j'ai châtié avec trop de rigueur, te voici bien dédommagé ! Car moi, c'est un tiers de ma vie que je te donne, sinon sa raison d'être : bien, reçois-la de mes mains, à nouveau. Toutes ces vexations n'étaient que pour sonder ton amour, et tu as supporté l'épreuve à merveille. Devant le Ciel je te confirme donc mon précieux présent. Oh, Ferdinand, ne souris pas que j'aie tant de fierté d'elle ! Tu le découvriras, Miranda passe toutes louanges, sa perfection les essouffle.

     

     

    Acte V Scène 1

    Prospéro : Mon entreprise en est à son point critique, car mes charmes ne flanchent pas ; et les esprits m'obéissent ; et le temps porte son fardeau sans broncher... Où en est-il, le temps ?

    [...]

    Ariel : [...] Le roi de Naples et son frère et le vôtre continuent tous trois de délirer, au grand dam des autres qui débordent d'angoisse et de désarroi ; et parmi eux surtout celui que vous avez appelé, mon maître, "Le bon vieux seigneur Gonzalo". Celui-là, ses pleurs trempent se barbe comme en hiver l'eau de la pluie ruisselle des toits de chaume. Vos enchantements les travaillent si puissamment que vous en auriez compassion si vous pouviez les voir en cette minute.

    Prospéro : C'est vraiment là ta pensée, mon esprit ?

    Ariel : Ce le serait si j'étais un être humain, monseigneur.

    Prospéro : Soit, ce sera la mienne ! car toi, qui n'es qu'une forme de l'air, tu es ému, leur affliction te touche ; et moi qui suis de leur espèce et ressens la souffrance aussi durement qu'eux, je n'aurais pas davantage de compassion ? C'est vrai qu'ils m'ont blessé au plus vif, de par leurs grands torts à mon égard, mais la part la plus noble de ma raison doit vaincre ma colère. Il est plus grand d'être vertueux que de tirer vengeance. Pour peu qu'ils se repentent je n'irai pas plus loin dans mon dessein, je ne froncerai pas le sourcil davantage. Et toi, Ariel, tu vas les libérer. Je désamorce mes sortilèges, je leur restitue la raison. A nouveau ils pourront être eux-mêmes.

    Ariel : Je vais les chercher, mon maître.

    Prospéro : Mes témoins soyez-vous, elfes des collines, des ruisseaux, des étangs paisibles, des bosquets, et vous autres aussi qui sans marquer le sable pourchassez Neptune en reflux, mais vous enfuyez dès que la marée monte ; vous, mes gracieux pantins qui tracez sous la lune ces cercles d'herbes que les brebis estiment trop amères ; vous qui aimez faire croître, à minuit, les champignons heureux d'avoir enfin entendu sonner l'heure solennelle du couvre-feu ! Fort de votre aide, aussi faibles chacun soyez-vous, petits princes, j'ai éteint le soleil à midi, j'ai sommé la révolte des vents de porter la guerre et son fracas entre le bleu du ciel et la mer verte, mettant à feu les voix terribles du tonnerre, fendant de Jupiter le plus noueux des chênes avec sa propre foudre ; et secouant le promontoire le plus massif, et déracinant cèdres et pins ! Les tombes, sur mon ordre, ont réveillé leurs morts, se sont ouvertes, les ont laissé sortir : tel fut mon Art, mon Art si redoutable. Et pourtant, voyez-le, cette magie primaire, je l'abjure, et quand j'aurai requis la musique du ciel, ce que je fais, en cet instant, afin qu'elle plie sous le charme de ses arpèges leurs sens à mon vouloir, je briserai ma baguette de magicien, je l'enfouirai à des coudées sous terre ; et je noierai mon livre plus profond que ne peut atteindre aucune sonde.

    Prospéro : Qu'une solennelle musique, le grand remède de l'esprit qui s'égare, te guérisse, cerveau qui bout pour rien dans cette tête ! Et vous, encore sous le charme, restez-là, tous... Vertueux Gonzalo, homme d'honneur, mes yeux, qu'émeut le spectacle des tiens, versant leurs larmes de l'amitié... L'enchantement qui le retient se dissipe, et comme le matin pénètre la nuit pour en chasser les ténèbres, leurs sens s'éveillent et la raison se lève dans ces fumées pour dissiper les fantasmes. Bon Gonzalo, toi qui fus mon salut, et restas fidèle à ton seigneur, je récompenserai dûment, et en actions autant qu'en paroles, tes services et ta vertu. Alonso ? Toi, c'est bien durement que tu nous traitas, ma fille et moi, assisté par ton frère, ce Sébastien que le remords tracasse, n'est-ce pas ? Et toi, mon frère à moi, toi ma chair et mon sang, mais qui as sacrifié à ton ambition les voix de la nature et de ta conscience, et avec Sébastien, qui n'en souffre que davantage, aurais voulu tuer ton roi, et ici même ! Toi... Soit, je te pardonne, aussi dénaturé sois-tu... Leur entendement s'accroît comme une marée monte, qui bientôt va recouvrir la plage de leur raison, boueuse pour l'instant, fétide. Mais aucun ne me regarde encore, aucun d'entre eux ne me reconnaîtrait. Ariel, va dans ma chambre, rapporte-m'en mon chapeau, mon épée. Je veux me dépouiller de ce qui me cache je veux paraître comme jadis je fus : Milan lui-même. Fais vite, esprit ! Avant qu'il soit long temps tu seras libre.

    Epilogue dit par Prospéro : J'ai renoncé tous mes charmes et n'ai donc plus d'autres armes que ma pauvre humanité. Vais-je ici rester confiné par vous, pourrai-je partir pour Naples ? Veuillez souffrir, mon duché m'étant restitué, le traître étant pardonné, que je quitte ce banc de sable et que vos mains secourables désenchevêtrent mes liens. Faites à mes voiles le bien de votre souffle, sinon mon projet ne fut rien de bon qui ne voulait que vous plaire. Et il faut que je désespère, n'ayant plus ni magie ni art si me manque aussi le rempart de la prière qui prime sur la justice et rédime par le pardon toute offense. Vous voulez, vous, cette indulgence pour vos propres fautes ? Soit ! Mais d'abord délivrez-moi.

     

     

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