• Les Orientales (2)

    Voilà un de mes poèmes préférés : le voile : poignant et révoltant.

     

    Le voile

     

                            La sœur

    Qu’avez-vous, qu’avez-vous, mes frères ?

    Vous baissez des fronts soucieux.

    Comme des lampes funéraires,

    Vos regards brillent dans vos yeux.

    Vos ceintures sont déchirées.

    Déjà trois fois, hors de l’étui,

    Sous vos doigts, à demi tirées,

    Les lames des poignards ont lui.

     

                            Le frère aîné

    N’avez-vous pas levé votre voile aujourd’hui ?

     

                            La sœur

    Je revenais du bain, mes frères,

    Seigneurs, du bain je revenais,

    Cachée aux regards téméraires

    Des giaours et des albanais.

    En passant près de la mosquée

    Dans mon palanquin recouvert,

    L’air de midi m’a suffoquée :

    Mon voile un instant s’est ouvert.

     

                            Le second frère

    Un homme alors passait ? un homme en caftan vert ?

     

                            La sœur

    Oui… peut-être… mais son audace

    N’a point vu mes traits dévoilés…

    Mais vous vous parlez à voix basse,

    A voix basse vous vous parlez.

    Vous faut-il du sang ? Sur votre âme,

    Mes frères, il n’a pu me voir.

    Grâce ! tuerez-vous une femme,

    Faible et nue en votre pouvoir ?

     

                            Le troisième frère

    Le soleil était rouge à son coucher ce soir.

     

    La sœur

    Grâce ! qu’ai-je fait ? Grâce ! grâce !

    Dieu ! quatre poignards dans mon flanc !

    Ah ! par vos genoux que j’embrasse…

    O mon voile ! ô mon voile blanc !

    Ne fuyez pas mes mains qui saignent,

    Mes frères, soutenez mes pas !

    Car sur mes regards qui s’éteignent

    S’étend un voile de trépas.

     

                            Le quatrième frère

    C’en est un que du moins tu ne lèveras pas !

     

                                       1er septembre 1828

     


     

    Vœu


    Si j’étais la feuille que roule

    L’aile tournoyante du vent,

    Qui flotte sur l’eau qui s’écoule,

    Et qu’on suit de l’œil en rêvant ;

     

    Je me livrerais, verte encore,

    De la branche me détachant,

    Au zéphyr qui souffle à l’aurore,

    Au ruisseau qui vient du couchant.

     

    Plus loin que le fleuve qui gronde,

    Plus loin que les vastes forêts,

    Plus loin que la gorge profonde,

    Je fuirais, je courrais, j’irais !

     

    Plus loin que l’antre de la louve,

    Plus loin que le bois des ramiers,

    Plus loin que la plaine où l’on trouve

    Une fontaine et trois palmiers ;

     

    Par delà ces rocs qui répandent

    L’orage en torrent dans les blés,

    Par delà ce lac morne, où pendent

    Tant de buissons échevelés ;

     

    Plus loin que les terres arides

    Du chef maure au large ataghan,

    Dont le front pâle a plus de rides

    Que la mer un jour d’ouragan.

     

    Je franchirais comme la flèche

    L’étang d’Arta, mouvant miroir,

    Et le mont dont la cime empêche

    Corinthe et Mykos de se voir.

     

    Comme par un charme attirée,

    Je m’arrêterais au matin

    Sur Mykos, la ville carrée,

    La ville aux coupoles d’étain.

     

    J’irais chez la fille du prêtre,

    Chez la blanche fille à l’œil noir,

    Qui le jour chante à sa fenêtre,

    Et joue à sa porte le soir.

     

    Enfin, pauvre feuille envolée,

    Je viendrais au gré de mes vœux,

    Me poser sur son front, mêlée

    Aux boucles de ses blonds cheveux ;

     

    Comme une perruche au pied leste

    Dans le blé jaune, ou bien encor

    Comme, dans un jardin céleste,

    Un fruit vert sur un arbre d’or.

     

    Et là, sur sa tête qui penche,

    Je serais, fût-ce peu d’instants,

    Plus fière que l’aigrette blanche

    Au front étoilé des sultans.

                            12 – 21 septembre 1828

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