• Les contemplations (12/31)

    A vos bons souvenirs mesdames et messieurs, les bancs de l'école résonnent-ils encore dans vos mémoires ? Quelles images, quelles émotions en gardez-vous ? De quel enseignant vous souvenez-vous en bien ou en mal ?

    Petit poème cher à mon coeur, bonne lecture et bon retour dans le passé...

     

     

    Le maître d'études

     

    Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui
    Sur qui, jusqu'à ce jour, pas un rayon n'a lui ;
    Oh ! ne confondez pas l'esclave avec le maître !

    [...]

    Apprenez à connaître, enfants qu'attend l'effort,
    Les inégalités des âmes et du sort ;
    Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,
    Puisque de deux sommets, enfant, il vous domine,
    Puisqu'il est le plus pauvre et qu'il est le plus grand.
    Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
    À travers ses douleurs, ce fils de la chaumière
    Vous verse la raison, le savoir, la lumière,
    Et qu'il vous donne l'or, et qu'il n'a pas de pain.
    Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
    Enfants, faites silence à la lueur des lampes !
    Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes.
    Songez qu'il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits.
    L'herbe que mord la dent cruelle des brebis,
    C'est lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez l'âme.
    Songez qu'il agonise, amer, sans air, sans flamme ;
    Que sa colère dit : Plaignez-moi ; que ses pleurs
    Ne peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !
    Aux heures du travail votre ennui le dévore,
    Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;
    Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous,
    Et, pareille au papier qu'on distribue à tous,
    Page blanche d'abord, devient lentement noire.
    Vous feuilletez son coeur, vous videz sa mémoire ;
    Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,
    Et raturant l'idée en lui dès qu'elle éclôt,
    Toutes en même temps dans son esprit écrivent.
    Si des rêves, parfois, jusqu'à son front arrivent,
    Vous répandez votre encre à flots sur cet azur ;
    Vos plumes, tas d'oiseaux hideux au vol obscur,
    De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.
    Le nuage d'ennui passe et se renouvelle.
    Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.
    Chaque enfant est un fil dont son coeur sent le noeud.
    Oui, s'il veut songer, fuir, oublier, franchir l'ombre,
    Laisser voler son âme aux chimères sans nombre,
    Ces écoliers joueurs, vifs, légers et doux, aimants,
    Pèsent sur lui, de l'aube au soir, à tous moments,
    Et le font retomber des voûtes immortelles ;
    Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.
    Saint et grave martyr changeant de chevalet,
    Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est
    Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;
    Ses nuits sont vos hochets et ces jours sont vos proies ;
    Il porte sur son front votre essaim orageux ;
    Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux
    Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête.
    Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ;
    Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant.

    Et, qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant
    De sa bonne action comme d'une mauvaise,
    Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,
    Mal nourri, mal vêtu, qu'un mendiant plaindrait,
    Peut-être a des parents qu'il soutient en secret,
    Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,
    Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
    Et de cette sueur qui coule sur sa chair,
    Des rubans au printemps, un peu de feu l'hiver,
    Pour quelque jeune soeur ou quelque vieille mère ;
    Changeant en goutte d'eau la sombre larme amère ;
    De sorte que, vivant à son ombre sans bruit,
    Une colombe vient la boire dans la nuit !
    Songez que pour cette oeuvre, enfants, il se dévoue,
    Brûle ses yeux, meurtrit son coeur, tourne la roue,
    Traîne la chaîne ! Hélas, pour lui, pour son destin,
    Pour ses espoirs perdus à l'horizon lointain,
    Pour ses voeux, pour son âme aux fers, pour sa prunelle,
    Votre cage d'un jour est prison éternelle !
    Songez que c'est sur lui que marchent tous vos pas !
    Songez qu'il ne rit pas, songez qu'il ne vit pas !
    L'avenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;
    Vous vous envolerez demain en pleine vie ;
    Vous sortirez de l'ombre, il restera. Pour lui,
    Demain sera muet et sourd comme aujourd'hui ;
    Demain, même en juillet, sera toujours décembre,
    Toujours l'étroit préau, toujours la pauvre chambre,
    Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux ;
    Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.
    Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l'emporte,
    Toujours il sera là, seul sous la sombre porte,
    Gardant les beaux enfants sous ce mur redouté,
    Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté.
    Oh ! que votre pensée aime, console, encense
    Ce sublime forçat du bagne d'innocence !
    Pesez ce qu'il prodigue avec ce qu'il reçoit.
    Oh ! qu'il se transfigure à vos yeux, et qu'il soit
    Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,
    Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,
    Art et science, afin qu'en marchant au tombeau,
    Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !
    Oh ! qu'il vous soit sacré dans cette tâche auguste
    De conduire à l'utile, au sage, au grand, au juste,
    Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !
    Quand les coeurs sont troupeau, le berger est esprit.

    [...]

                                       Novembre 1840

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