• Les contemplations (31/31)

    Ainsi s'achèvent Les Contemplations... 

    C'est un final glacial mais poignant, une page qui se tourne, un nouveau départ dira-t-on mais si difficile à accepter et à emprunter. La mort fait tant de mal, l'amour inéluctable aussi. Hugo est un père avant toute chose, à nouveau il le prouve ici avec tant de beauté et de souffrance.

     

     

    A celle qui est restée en France

     

    Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange 
    Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
    Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

    Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, 
    Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
    Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, 
    L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, 
    Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? 
    D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
    Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; 
    Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ;
    Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. 
    Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre 
    Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, 
    Une église des champs, que le lierre verdit, 
    Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :
    Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. 
    - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
    Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. 
    La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi
    Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !
    - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. 
    - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
    Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants 
    Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? 
    Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! -
    Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! 
    Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, 
    Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; 
    Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;
    Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; 
    Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas,
    L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, 
    Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.

    II

    Autrefois, quand septembre en larmes revenait, 
    Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, 
    Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! 
    J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, 
    Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
    Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
    Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! 
    Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
    Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
    J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
    Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! 
    Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, 
    Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
    Avec l'avidité morne du désespoir ; 
    Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; 
    Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, 
    L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; 
    Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! 
    Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; 
    Je marchais à travers les humbles croix penchées, 
    Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; 
    Et je m'agenouillais au milieu des rameaux 
    Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
    Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure 
    Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?

    Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
    Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?
    Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,
    Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
    Tout avait disparu que j'étais encor là.
    J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
    J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
    Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,
    Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
    J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;
    Je me la rappelais quand elle était petite,
    Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,
    Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
    Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;
    Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
    Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
    Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
    La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme !

    Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
    Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
    Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant,
    Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte,
    Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute
    Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
    Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !

    III

    Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
    Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
    Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
    La nuit, que je voyais lentement approcher,
    Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
    Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
    Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur !

    Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, 
    Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? 
    A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? 
    As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ?
    Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? 
    T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre 
    De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître 
    Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
    Attentive, écoutant si tu n'entendais point
    Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? 
    Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre,
    En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! 
    Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?

    Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée,
    Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! 
    Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur !
    Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, 
    Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, 
    Je calculais le vent et la voile rapide,
    Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! 
    Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
    Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre,
    J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre
    Pour en charger quelqu'un qui passerait par là !

    Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;
    Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
    Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle
    L'amour violerait deux fois le noir secret,
    Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?

     

    IV

    Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
    Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
    Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour !
    Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
    Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,
    Et le rire adoré de la fraîche épousée,
    Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti !
    Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti,
    Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
    Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure !
    Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit !
    Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !

    Ce livre, légion tournoyante et sans nombre 
    D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, 
    Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, 
    Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, 
    Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
    Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, 
    Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! 
    Et que le vent ait soin de n'en rien disperser,
    Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte
    Ce don mystérieux de l'absent à la morte !

    Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,
    Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,
    Dans ces chants murmurés comme un épithalame
    Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
    Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
    Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
    Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
    Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
    Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;
    Puisque je sens le vent de l'infini souffler
    Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;
    Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,
    Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
    Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
    J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,
    Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !
    Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
    Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
    Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !
    Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
    Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
    A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,
    Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,
    Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !

    [...]

    VII

    Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais
    Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
    Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
    Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !
    Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
    Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
    Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
    Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
    Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
    Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,
    Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
    Sur la première porte en scelle une seconde,
    Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,
    Ferme l'exil après avoir fermé la mort,
    Puisqu'il est impossible à présent que je jette
    Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
    C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?
    Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !
    Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
    Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !

    Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
    Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
    Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
    Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
    Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
    Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
    Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
    Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme !
    Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,
    A mesure que l'oeil de mon ange le lit,
    Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,
    Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse,
    Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir,
    Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir,
    Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
    Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre !

     

    [...]

     

                                       Guernesey, 2 novembre 1855, jour des Morts.

    « Travail soigné de Pierre LemaîtreLe jour où j'ai appris à vivre de Laurent Gounelle »

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