• Les contemplations (26/31)

    Je vous propose pour vous mettre l'eau à la bouche un petit poème dans lequel Hugo laisse voguer son imagination, puis pour finir un extrait nettement plus long mais tout aussi fertile... Décidément la pierre, la roche inspirent notre virtuose des mots...

     

     

     

    Le pont

     

    J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme 
    Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime, 
    Était là, morne, immense ; et rien n'y remuait. 
    Je me sentais perdu dans l'infini muet. 
    Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile, 
    On apercevait Dieu comme une sombre étoile. 
    Je m'écriai : -- Mon âme, ô mon âme ! il faudrait, 
    Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît, 
    Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches, 
    Bâtir un pont géant sur des millions d'arches. 
    Qui le pourra jamais ! Personne ! ô deuil ! effroi ! 
    Pleure ! -- Un fantôme blanc se dressa devant moi 
    Pendant que je jetai sur l'ombre un oeil d'alarme, 
    Et ce fantôme avait la forme d'une larme; 
    C'était un front de vierge avec des mains d'enfant ; 
    Il ressemblait au lys que la blancheur défend ; 
    Ses mains en se joignant faisaient de la lumière. 
    Il me montra l'abîme où va toute poussière, 
    Si profond, que jamais un écho n'y répond ; 
    Et me dit : -- Si tu veux je bâtirai le pont. 
    Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière. 
    -- Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : -- La prière.
     

                                        Jersey, décembre 1852.  

     

    Ibo

    Dites, pourquoi, dans l'insondable 
                Au mur d'airain, 
    Dans l'obscurité formidable 
                Du ciel serein,
     

    Pourquoi, dans ce grand sanctuaire 
                Sourd et béni, 
    Pourquoi, sous l'immense suaire 
                De l'infini, 
     
     

    Enfouir vos lois éternelles 
                Et vos clartés ? 
    Vous savez bien que j'ai des ailes, 
                O vérités !
     

    Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre 
                Qui nous confond ? 
    Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre 
                Au vol profond ?
     

    Que le mal détruise ou bâtisse, 
                Rampe ou soit roi, 
    Tu sais bien que j'irai, justice, 
                J'irai vers toi !
     

    Beauté sainte, idéal qui germes 
                Chez les souffrants, 
    Toi par qui les esprits sont fermes 
                Et les coeurs grands,
     

    Vous le savez, vous que j'adore, 
                Amour, raison, 
    Qui vous levez comme l'aurore 
                Sur l'horizon,
     

    Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles, 
                Droit, bien de tous, 
    J'irai, liberté qui te voiles, 
                J'irai vers vous !
     

    Vous avez beau, sans fin, sans borne 
                Lueurs de Dieu, 
    Habiter la profondeur morne 
                Du gouffre bleu,
     

    Ame à l'abîme habituée 
                Dès le berceau, 
    Je n'ai pas peur de la nuée ; 
                Je suis oiseau.
     

    Je suis oiseau comme cet être 
                Qu'Amos rêvait, 
    Que saint Marc voyait apparaître 
                A son chevet,
     

    Qui mêlait sur sa tête fière, 
                Dans les rayons, 
    L'aile de l'aigle à la crinière 
                Des grands lions.
     

    J'ai des ailes. J'aspire au faîte ; 
                Mon vol est sûr ; 
    J'ai des ailes pour la tempête 
                Et pour l'azur.
     

    Je gravis les marches sans nombre. 
                Je veux savoir, 
    Quand la science serait sombre 
                Comme le soir !
     

    Vous savez bien que l'âme affronte 
                Ce noir degré, 
    Et que, si haut qu'il faut qu'on monte, 
                J'y monterai !
     

    Vous savez bien que l'âme est forte 
                Et ne craint rien 
    Quand le souffle de Dieu l'emporte ! 
                Vous savez bien
     

    Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres, 
                Et que mon pas, 
    Sur l'échelle qui monte aux astres, 
                Ne tremble pas !
     

    L'homme en cette époque agitée, 
                Sombre océan, 
    Doit faire comme Prométhée 
                Et comme Adam.
     

    Il doit ravir au ciel austère 
                L'éternel feu ; 
    Conquérir son propre mystère, 
                Et voler Dieu.
     

    L'homme a besoin, dans sa chaumière, 
                Des vents battu, 
    D'une loi qui soit sa lumière 
                Et sa vertu.
     

    Toujours ignorance et misère ! 
                L'homme en vain fuit, 
    Le sort le tient ; toujours la serre !  
                Toujours la nuit !
     

    Il faut que le peuple s'arrache 
                Au dur décret, 
    Et qu'enfin ce grand martyr sache 
                Le grand secret.
     

    Déjà l'amour, dans l'ère obscure 
                Qui va finir, 
    Dessine la vague figure 
                De l'avenir.
     

    Les lois de nos destins sur terre, 
                Dieu les écrit ; 
    Et, si ces lois sont le mystère, 
                Je suis l'esprit.
     

    Je suis celui que rien n'arrête 
                Celui qui va, 
    Celui dont l'âme est toujours prête 
                A Jéhovah ;
     

    Je suis le poëte farouche, 
                L'homme devoir, 
    Le souffle des douleurs, la bouche 
                Du clairon noir ;
     

    Le rêveur qui sur ses registres 
                Met les vivants, 
    Qui mêle des strophes sinistres 
                Aux quatre vents ;
     

    Le songeur ailé, l'âpre athlète 
                Au bras nerveux, 
    Et je traînerais la comète 
                Par les cheveux.
     

    Donc, les lois de notre problème, 
                Je les aurai ; 
    J'irai vers elles, penseur blême, 
                Mage effaré !
     

    Pourquoi cacher ces lois profondes ? 
                Rien n'est muré. 
    Dans vos flammes et dans vos ondes 
                Je passerai ;
     

    J'irai lire la grande bible ; 
                J'entrerai nu 
    Jusqu'au tabernacle terrible 
                De l'inconnu,
     

    Jusqu'au seuil de l'ombre et du vide, 
                Gouffres ouverts 
    Que garde la meute livide 
                Des noirs éclairs,
     

    Jusqu'aux portes visionnaires 
                Du ciel sacré ; 
    Et, si vous aboyez, tonnerres, 
                Je rugirai.
     

                                        Au dolmen de Rozel, janvier 1853.  

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  • Commentaires

    1
    Vance
    Samedi 1er Septembre 2018 à 09:01
    Vance

    Le Pont. Magnifique. On y sent poindre la déliquescence enfiévrée des Romantiques, quelque chose de délicieusement gothique.

      • Samedi 1er Septembre 2018 à 15:44

        Tout à fait, il est très doué pour nous embaumer l'esprit avec quelque chose que l'on croise tous les jours.... Mais à travers ses mots, tout change de sens et prend de la valeur.

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